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24 février 2007

Pas de " bonne vie " sans travail

La France et l'Europe souffrent d'institutions qui protègent contre l'innovation au lieu de la favoriser. Elle seule peut apporter des emplois de qualité où chacun peut exprimer ses talents. Telle est la conviction du Prix Nobel d'économie 2006, qui prône " l'esprit d'entreprise "



Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy veulent réhabiliter le travail en France. Quel conseil leur donneriez-vous ?

Il se trouve que j'ai écrit il y a une dizaine d'années un livre dont le titre est Récompenser le travail (Harvard University Press, 1997), c'est donc un sujet auquel je suis particulièrement attaché. Dans beaucoup de pays le salaire, spécialement au bas de l'échelle, a perdu de son importance à cause des nombreux compléments sociaux : aide familiale, aide au logement, santé, retraite... Aux Etats-Unis, où nous avons contrairement à ce que beaucoup croient en France un Etat social, les bénéfices sociaux ne sont pas si élevés comparés au revenu tiré du salaire. Revaloriser le travail suppose d'abord d'en rappeler les fondements : il s'agit de l'activité humaine principale, essentielle à l'intégration sociale. Le travail est en outre source de stimulation mentale pour les individus, la construction d'une carrière étant le moyen pour chacun de réaliser son potentiel et d'exprimer ses talents.


Pas pour tout le monde...

Le besoin de se réaliser est universel. On pense à tort que c'est une valeur américaine mais c'est en réalité la pierre angulaire de la doctrine classique de la " bonne vie ". Aristote nous dit que tous les êtres humains veulent élargir leurs horizons et " découvrir leurs talents ". Benvenuto Cellini décrit à la Renaissance les joies de la créativité et de l'épanouissement dans son autobiographie. L'époque baroque puis les Lumières célèbrent la quête incessante du développement personnel. Jefferson et les autres penseurs des Lumières ne font que prolonger cette tradition, qui se retrouve ensuite dans l'école américaine de philosophie pragmatique avec William James puis Dewey et jusqu'aux travaux de John Rawls qui parle " d'autoréalisation ".

Ce qui est vrai, c'est que beaucoup de gens ne sont pas encouragés à construire de véritables carrières car les incitations à progresser, les salaires, sont trop faibles. Les individus ne progressent alors ni dans leurs aptitudes intellectuelles ni dans leur capacité à résoudre des problèmes nouveaux et ils peuvent devenir à terme inemployables.


Que faire ? Faut-il par exemple augmenter le salaire minimum ?

Cette mesure a certes pour effet de relever les salaires au bas de l'échelle mais elle évacue dans le même temps du marché du travail les individus que leur faible productivité rend alors " trop chers ". Il est difficile de trouver un bon arbitrage entre ces effets contradictoires. C'est pourquoi je suis favorable en la matière aux aides publiques versées soit aux employés, sous forme de crédit d'impôt comme aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, soit aux employeurs. Cette dernière solution me paraît être la meilleure, car elle incite à embaucher et conduit donc à augmenter les taux d'emploi.


La France souffre d'une croissance durablement affaiblie. Comment dynamiser son économie ?

Ne connaissant pas suffisamment dans le détail la situation française, qui me semble au demeurant assez complexe, je m'en tiendrai à une réponse générale issue de mes travaux sur le dynamisme économique. Il faut comprendre que la productivité n'est pas le tout de la performance économique. Celle-ci s'apprécie aussi et peut-être même surtout par les taux de participation et d'emploi et la satisfaction au travail ainsi que par le degré d'engagement des salariés dans leur emploi. Or, selon les données recueillies par l'université du Michigan, la satisfaction au travail est assez basse en France comparée à celle que l'on peut observer aux Etats-Unis, au Canada ou même au Royaume-Uni.


En quoi la satisfaction au travail est-elle importante ?

Parce que le fait de se réaliser au travail et d'avoir un parcours professionnel source de satisfaction personnelle est essentiel dans la vie. Il est établi empiriquement que la satisfaction au travail est un élément déterminant de la satisfaction dans la vie.


Mais tous les emplois ne demandent pas de " l'engagement ", comme vous dites ?

Sans doute, encore que tous les emplois peuvent être améliorés dans cette direction. Mais ce que vous dites est surtout vrai pour les économies non dynamiques. Plus un pays est dynamique, plus les emplois requièrent de la part des salariés un engagement important. Henri Bergson prônait ainsi " l'élan vital ", cette vie qui change tout le temps. Je crois que l'Europe, et la France, qui avaient cette tradition de la quête de la connaissance, de l'amour du changement, du défi intellectuel, sont en train de la perdre. Bien entendu, on peut toujours trouver des satisfactions exclusivement hors du travail. Mais je crois que c'est à terme un mauvais pari.

A mes yeux la France, comme d'autres pays du continent européen, souffre avant tout du manque de dynamisme de son environnement économique qui ne favorise pas assez " l'élan vital " cher à Bergson. Une économie dynamique crée plus de demande dans les secteurs innovants, le design, le marketing, la recherche, toutes ces activités où l'on est payé pour apprendre. Et plus il y en a, plus l'emploi est abondant et de haut niveau. Plus il y a de dynamisme, plus il y a d'innovation, plus il y a de prospérité.


Pourquoi cette faiblesse française et européenne ? L'Etat est-il trop lourd ?

Je ne vous tiendrai pas comme certains de mes collègues américains de discours idéologique sur le poids excessif du secteur public, la soumission du gouvernement aux lobbies et aux corporations et la mauvaise allocation des ressources qui en résulte. Tout simplement parce que je suis convaincu que ce n'est pas le coeur du problème.


Quel est-il alors ?

Le coeur du problème est la nature du système économique européen. Celui-ci se compose de deux éléments : les institutions économiques et la culture économique. Par institutions économiques, j'entends à la fois les principes juridiques du droit des sociétés ou du gouvernement d'entreprise, mais aussi les organisations de financement de l'économie, qu'il s'agisse des banques ou des marchés financiers. Il est pour moi clair qu'un jeune entrepreneur qui se lance en Europe rencontre un ensemble d'institutions défavorables à son projet : certaines lois ou règlements, certaines interventions du gouvernement dans le secteur privé qui, prises ensemble, induisent une forme de protection des marchés à l'égard des nouveaux entrants. Tout cela est décourageant. Si l'Europe veut de bons emplois et de la prospérité, elle doit rendre ses institutions économiques favorables à l'innovation, ce qui, j'insiste, n'a rien à voir avec le néolibéralisme naïf qui veut en finir avec l'Etat-providence.

S'agissant de la culture économique, le rapport des Européens d'aujourd'hui à l'esprit d'entreprise est paradoxal. Comme me le faisait remarquer un jour un collègue allemand, un Allemand préférera dire qu'il a hérité de sa fortune plutôt que dire qu'il l'a faite lui-même ! Plus sérieusement, les données disponibles sur les valeurs au travail montrent que les Européens sont moins enclins que les Américains ou les Canadiens à accepter des postes où le sens de l'initiative ou celui de la responsabilité sont déterminants. Et pourtant, l'esprit d'exploration et de découverte est né en Europe. L'idée que c'est la culture d'une nation qui détermine in fine sa performance économique en termes de prospérité collective et de développement personnel est d'ailleurs une idée des Lumières...


Comment analysez-vous le système européen ?

Le modèle européen (bien qu'il faille distinguer les situations nationales), ce n'est pas seulement la retraite ou la santé, c'est aussi une immixtion forte dans la façon dont les entreprises privées émergent et sont gérées. Aux Etats-Unis, cet interventionnisme est bien moins présent. Il faut comprendre à ce sujet que la question de la taille de l'Etat social compte peu en réalité. Ce qui compte bien plus, c'est cette infrastructure institutionnelle corporatiste constituée à la fois de syndicats de salariés et de confédérations d'employeurs mais aussi d'union d'industriels, de banques ou d'assurances qui paraissent se protéger collectivement contre l'innovation.


Justement, ne vivons-nous pas dans un capitalisme nouveau où l'innovation compte plus qu'avant ?

Non, je ne crois pas que cette situation soit si nouvelle qu'on le dit. Après 1860, la productivité s'est accélérée dans tous les pays les uns après les autres. Les Etats-Unis ont progressé rapidement sur ce nouveau sentier de croissance entre les deux guerres. L'électrification se généralisait ainsi que les méthodes de production mises au point par Ford. Après la seconde guerre mondiale, la productivité a continué son ascension grâce à l'électronique, l'informatique, etc. Notre période s'inscrit donc dans une continuité et ne représente pas une rupture.


L'Europe sera-t-elle capable de rattraper son retard dans le dernier cycle d'innovations ?

Tôt ou tard, oui. Mais cette fois, le rattrapage risque de prendre plus de temps parce que les innovations de la dernière décennie sont plus nouvelles pour les Européens que ne l'étaient les innovations des années 1950 et 1960. L'Europe pourrait accélérer son rattrapage si elle était capable de réformer ses institutions économiques et son rapport éthique au monde du travail.

Propos recueillis par Maguy Day et Eric Le Boucher

Professeur d'économie à l'université

Columbia, Prix Nobel d'économie en 2006 pour ses travaux sur l'inflation et le chômage

                     

© Le Monde


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