Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
VDS
VDS
Publicité
Archives
VDS
Derniers commentaires
27 février 2007

Combattre l'intégrisme, mais sans alarmisme

Contrairement à ce que pense Pascal Bruckner, le meilleur moyen d'appeler les musulmans à réformer l'islam n'est sûrement pas de les insulter. Ni d'insulter d'ailleurs ceux qui croient qu'il est liberticide de voir l'Etat intervenir dans les questions de dogmes

 

S'il a eu l'amabilité de lire mon livre, On a tué Théo Van Gogh, (Flammarion, 2006), je ne comprends pas comment Pascal Bruckner, dans sa tribune publiée dans Le Monde du 20 février, en a tiré la conclusion que celui-ci constituait une attaque contre Ayaan Hirsi Ali. Les deux dernières phrases d'On a tué Théo Van Gogh sont : " Et Ayaan Hirsi Ali a dû quitter la scène - les Pays-Bas - . Mon pays paraît plus petit sans elle. "

Je suis d'accord avec Ayaan Hirsi Ali pour affirmer que la démocratie libérale doit être défendue contre la violence extrémiste, et que l'on doit protéger les femmes contre toute maltraitance. Les seules différences entre elle et moi portent sur les priorités. Etant passée de l'islamisme dévot à l'athéisme, elle a tendance à voir dans la religion en général, et l'islam en particulier, la racine de tous les maux, notamment celui des violences faites aux femmes. Elle réduit à une seule menace monolithique la diversité des traditions culturelles, des coutumes tribales et des antécédents historiques, même à l'intérieur du monde musulman. L'islam tel qu'il est pratiqué à Java n'est pas le même que celui observé dans un village marocain, au Soudan ou à Rotterdam.

Etre tolérant ne signifie nullement être aveugle aux différences. Je n'irai jamais jusqu'à défendre la dictature au nom du respect des autres cultures. Pas plus que je ne défendrai la mutilation génitale des enfants, ou le droit de battre sa femme, quelle que soit la façon dont on tente de le justifier. Mais ce sont là des questions d'ordre judiciaire. Trouver le moyen d'empêcher les idéologies violentes de contaminer la grande majorité des musulmans modérés, et par là même de menacer les sociétés libres, voilà qui est autrement plus délicat.

Ayaan Hirsi Ali a parfaitement le droit de traiter le prophète Mahomet de " pervers ", tout comme M. Bruckner a le droit de traiter les musulmans de " brutes " - dans la version intégrale du texte de Pascal Bruckner, consultable sur le site : signandsight.com - . Mais si le projet est de réformer l'islam, alors de telles dénonciations ne sont peut-être pas le meilleur moyen d'y parvenir. Isoler les djihadistes et combattre leurs dogmes dangereux est chose trop importante pour céder aux polémiques grossières.

Mais M. Bruckner semble préférer des pirouettes rhétoriques malhonnêtes. L'une d'elles consiste à porter le discrédit par association. Prenons l'exemple où Ayaan Hirsi Ali se voit traiter de nazie. Dans mon livre, je critique un auteur hollandais pour avoir comparé la structure narrative de son film Soumission à un tel film nazi. M. Bruckner s'empare de cet exemple isolé pour suggérer que moi-même, et d'autres " philosophes en chambre ", traitons de fascistes les " défenseurs de la liberté ".

Dans une autre exagération typique, visant à salir par association, Pascal Bruckner évoque l'ouverture d'un hôpital islamique à Rotterdam et l'établissement de plages réservées aux femmes musulmanes en Italie. Je ne vois pas en quoi cela est plus choquant que d'ouvrir des restaurants casher, des hôpitaux catholiques ou d'instituer des plages pour nudistes, mais pour M. Bruckner ces concessions équivalent à la ségrégation dans les Etats du sud des Etats-Unis, voire à l'apartheid en Afrique du Sud. Et M. Bruckner d'en conclure que je suis raciste.

La question est de savoir que faire face à l'islamisme radical. Par un étrange tour de passe-passe, M. Bruckner pense que je " cautionne " les politiques américaine et britannique, même si je " désapprouve ces politiques ". Je ne vois pas très bien ce qu'il veut dire par là. Il poursuit en attaquant MM. Bush et Blair, coupables à ses yeux " de ce qu'ils ont privilégié le terrain militaire au détriment du débat d'idées ". J'étais, en réalité, opposé à la seconde guerre d'Irak, alors même que M. Bruckner s'activait à la justifier. Toujours est-il qu'il estime aujourd'hui que nos gouvernements devraient " frapper sur le "terrain du dogme", sur la réinterprétation des saintes écritures et des textes religieux ".

Il y a quelque chose de délicieusement désuet, et même de rafraîchissant, dans la fierté proclamée par Pascal Bruckner de la " supériorité du modèle français ". Je concède volontiers qu'il y a beaucoup de choses à admirer dans la France et dans son " modèle ". Pourtant, l'idée de M. Bruckner selon laquelle l'Etat devrait intervenir sur le terrain du dogme ou dans l'interprétation des textes sacrés me paraît douteuse. Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles il serait souhaitable que les musulmans, comme les autres croyants, se sentent libres de réinterpréter leurs textes religieux, et que chacun d'entre nous puisse remettre en question les dogmes. Mais ce n'est certainement pas l'affaire de l'Etat, car cela conduit tout droit à l'autoritarisme.

Au fond, qu'est-ce que M. Bruckner propose de faire concernant les millions de fidèles musulmans vivant en Europe ? Leur dire comment interpréter leurs textes saints ? Les forcer à suivre l'exemple d'Ayaan Hirsi Ali et à renoncer à leur foi ? Peut-être en effet serait-il préférable qu'ils le fassent, mais de leur propre volonté. Attendre de l'Etat qu'il les y contraigne ne correspond pas tout à fait à l'image de combattant éclairé de la liberté que se donne Pascal Bruckner.

Un trait caractéristique des procédés polémiques de M. Bruckner est le recours fréquent aux termes d'" apaisement " et de " collaborateur ". Cet usage est rarement innocent. L'idée est d'associer aux collaborateurs des nazis ceux qui cherchent un accommodement avec la majorité des musulmans. Sauf à vouloir seulement se montrer blessant, cela ne peut que signifier que M. Bruckner voit l'émergence de l'islamisme comme un phénomène comparable à la montée du nazisme. Il n'est d'ailleurs pas le seul. Même si je perçois les dangers de l'islamisme, je considère cette vision comme excessivement alarmiste.

Et c'est là que nous en arrivons à l'ultime tour de passe-passe brucknérien, car, après toutes ces rodomontades affirmant la nécessité de ne pas céder un pouce face aux musulmans et appelant à défendre Ayaan Hirsi Ali contre les " ennemis de la liberté " comme moi-même, il conclut brusquement qu'" il n'existe rien qui ressemble au formidable péril du IIIe Reich " et même que " le gouvernement des mollahs de Téhéran n'est qu'un tigre de papier ". Eh oui, c'est bien nous, les philosophes en chambre, qui sommes les alarmistes pris de panique, nous qui avons perdu le courage de défendre l'Europe. Mais, au fait, où avons-nous entendu ce genre de choses, par le passé ? La nécessité de défendre l'Europe contre les menaces extérieures ; les intellectuels fatigués, minés par le doute, aux jambes flageolantes... mais assez !, c'est moi qui à présent m'abaisse au niveau de Pascal Bruckner, le roi rebelle de la rive gauche.

Traduit de l'anglais par Gilles Berton

(La version intégrale de ce texte

est disponible en anglais sur le site : signandsight.com)

Ian Buruma

Essayiste,

enseigne au Bard College (Etats-Unis)

 

 

© Le Monde

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité