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27 février 2007

Chiffrer ou déchiffrer les programmes

            

Le chiffrage des engagements budgétaires des deux principaux candidats a constitué l'événement majeur et totalement imprévu du début de la campagne. Côté Ségolène Royal, l'Institut de l'entreprise a chiffré ses dépenses à 53 milliards d'euros. La droite s'est immédiatement crue autorisée à l'attaquer, avant de découvrir, tel l'arroseur arrosé, qu'elle n'était nullement exonérée de rendre des comptes à son tour. Côté Nicolas Sarkozy, en effet, le chiffrage de l'Institut estime à 50 milliards l'impasse budgétaire du candidat, auxquels il faut ajouter les quelque 68 milliards de baisses promises des prélèvements obligatoires.

L'un et l'autre des deux candidats ont été pris par surprise par l'ampleur médiatique donnée à ce chiffrage. Ségolène Royal y a perdu Eric Besson, responsable des questions économiques au sein du PS. De son côté, Nicolas Sarkozy a dû faire expliquer par ses conseillers que la baisse des droits de succession, le bouclier fiscal à 50 % ou la baisse des prélèvements n'étaient pas à prendre au pied de la lettre... Chacun table aujourd'hui sur une dépense nette comprise entre 30 et 35 milliards.

Les économistes ne sont pas les derniers surpris de cette évolution, et certains avouent s'en méfier (voir le dossier du Monde de l'économie du 20 février). Le chiffrage d'un programme n'en donne en effet qu'une interprétation a minima. Telle dépense ou baisse d'impôt n'est pas équivalente à telle autre, et les effets d'entraînement, ex post, du programme, ne sont pas mesurés. Mais la faiblesse de l'exercice fait aussi sa force : il est neutre et ne dépend pas d'une interprétation qui serait spécifique aux modèles utilisés.

Au-delà de ces réserves, la question est toutefois de comprendre pourquoi, malgré ses limitations intrinsèques, le chiffrage des programmes a rencontré un tel écho. A l'image du succès obtenu par le rapport sur la dette rédigé par Michel Pébereau, lequel préside aussi aux destinées de l'Institut de l'entreprise, pourquoi ce thème barbare s'est-il imposé ?

D'aucuns y voient l'intérêt nouveau des Français pour les générations futures. C'est d'ailleurs sous cette enseigne que le rapport Pébereau s'est présenté. Si l'on juge un arbre à ses fruits, pourtant, on ne peut pas dire que la France témoigne d'un souci éclatant pour sa jeunesse. Sans nécessairement exclure cette explication, on suggérera ici un autre facteur. La méfiance à l'égard de la dette ou des programmes non chiffrés est l'envers de la crainte nouvelle des Français face à leur propre avenir, davantage que le souci des générations futures.

Interrogés sur ce qu'ils feraient au cas où ils recevraient une somme importante, seuls 23 % des Français interrogés indiquent qu'ils réaliseraient une dépense. Les autres voudraient réduire leur dette ou accroître leur épargne (selon une analyse parue dans L'Etat de l'opinion, Sofres 2007, Seuil). La crainte pour leur retraite est l'une des causes de cette attitude prudente. Les deux tiers des Français avouent s'inquiéter pour leur retraite, et seuls 18 % d'entre eux avouent avoir une vision claire en ce domaine. On comprend ici aisément pourquoi les promesses fiscales inconsidérées effraient les Français. Elles s'ajoutent aux facteurs qui les inquiètent : l'insolvabilité de l'Etat et de la protection sociale.

D'un point de vue économique, on dira que les Français mettent silencieusement en pratique ce que les économistes appellent " l'équivalence ricardienne ". Selon ce principe, énoncé par David Ricardo au début du XIXe siècle, les ménages épargnent chacun pour soi pour faire face aux déficits publics à venir. Dans le cas présent, la crainte de retraites insuffisantes conduit les ménages à prendre leurs précautions. C'est ce principe qui fait conclure que les baisses d'impôt (notamment pour les plus riches) n'ont pas d'effet d'entraînement sur l'économie : la hausse du déficit public est mécaniquement compensée par une hausse de l'épargne privée, sans effet sur la demande finale. (On se reportera à l'évaluation que donne l'OCDE de ce phénomène, dans Perspectives économiques, n° 76, 2004).

Si l'envie d'épargner s'explique par les craintes concernant les retraites, elle est évidemment inséparable aussi de l'incertitude sur la vie professionnelle. En 1982, un peu plus d'un Français sur deux (57 %) voulait mettre de l'argent de côté en cas de " coup dur ". Aujourd'hui, ils sont 68 % à vouloir le faire. On comprend à la lecture de ces chiffres pourquoi la France caracole en tête des pays industriels en matière de taux d'épargne.

Cette angoisse explique non seulement le niveau de l'épargne française, mais aussi sa composition. Comme le suggèrent Augustin Landier et David Thesmar dans leur livre iconoclaste et brillant Le Grand Méchant Marché (Flammarion), les Français plébiscitent les investissements sans risque (emprunts d'Etat ou obligations), car ils considèrent que leurs principaux actifs, leur capital humain et leurs droits sociaux sont eux-mêmes incertains. Pour preuve qu'il n'y a en ce domaine aucun atavisme, les auteurs notent que, à la veille de la première guerre mondiale, nombre de Français détenaient des actions, faisant de la place de Paris une rivale solide de celle de Londres.

COURSE AU MOINS-DISANT

Au total, le débat sur le chiffrage est tout autant un reflet de la montée des incertitudes auxquelles les Français sont confrontés que l'effet d'une transformation de la vie politique française. Les hommes ou les femmes politiques sont désormais jugés au tribunal inédit de la règle à calcul. La conception ancienne de la politique, selon laquelle les promesses n'engagent que ceux qui y croient, est close.

D'aucuns se désolent d'une telle évolution, y voient la fin de la politique et la dictature d'experts autoproclamés. Il y a de fait un bon et un mauvais usage du chiffrage d'un programme. Le mauvais est de réduire celui-ci à son coût, créant une course au moins-disant ou à l'orthodoxie financière. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler ici que les déficits peuvent être des instruments utiles de régulation de l'activité économique, et que certains investissements profitables peuvent être financés par emprunts.

Le bon usage du chiffrage est de provoquer un débat informé et contradictoire sur les contraintes, d'amener les femmes et les hommes politiques à préciser leurs raisonnements, plutôt que d'obliger les électeurs à en déchiffrer la nature. Les Français veulent à la fois rêver et être rassurés. Celle ou celui qui trouvera cette martingale gagnera l'élection.

Daniel Cohen pour " Le Monde "

 

 

© Le Monde

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